Massin avait 70 ans passés quand il se convertit à l’informatique. Il acheta un Mac et les logiciels qui convenaient alors à tout graphiste digne de ce nom dans ces années 1995 qui découvraient à peine les joies logicielles : Photoshop, Illustrator et Quark Xpress. InDesign n’existait pas encore.
Toute sa carrière, Massin l’avait passée à concevoir des maquettes sur papier calque, reproduisant la typographie par un procédé extraordinaire : la décalcomanie. Il fallait alors commander des planches typographiques, les choisir et gratter chaque lettre pour qu’elle reproduise sur le calque le lettrage parfait.
Massin m’expliquait qu’en 1964 lorsqu’il mit en page la Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco (une mise en page qui demeure, aux yeux de beaucoup, comme une référence indépassable), il voulait, sur certaines pages, une typographie extensible. Que fit-il ? Il se livra à quelques essais, en faisant varier la taille des caractères qu’il décalcomaniait sur son calque. Puis, idée de génie ! Il alla à la pharmacie du coin, revint à la maison avec une quantité de ce qu’on appelait encore des « capotes anglaises » et pratiqua sur elles des décalcomanies qu’il punaisa sur la page, avant de les coller. Comme il faut s’imaginer Sisyphe heureux, il faut s’imaginer l’une des plus belles mises en page de tous les temps avoir été élaborée à l’aide de préservatifs.
Trente ans plus tard, Massin ouvrait, pour la première fois, Illustrator et découvrait les courbes de Bézier. Ce qu’il avait conçu en 1964 devenait désormais possible quasi instantanément, sans même avoir besoin d’aller acheter des capotes à la pharmacie.
En réalité, l’informatisation du graphisme, via l’apparition de logiciels puissants, rendait désormais tout possible. Seulement, le possible est-il souhaitable ? Non, répondait Massin. Il me disait que le « metteur en page » (il préférait ce terme à celui de graphiste, qui ne veut rien dire ; en revanche, il existe des « metteurs en page » comme il existe des metteurs en scène) devait toujours rester le seul maître à bord, avec sa culture, ses références, son intelligence. En un mot : utiliser toujours le logiciel, plutôt qu’il ne vous utilise.
Massin poursuivait : « L’informatisation induit une standardisation. Les graphistes vont désormais faire les mêmes mises en page, qu’ils soient à New York, Paris, Vladivostok, Tokyo ou Sydney. Ils vont placer les mêmes zigouigouis partout, les mêmes effets Waouh partout en oubliant les principes mêmes de la mise en page : simplicité et lisibilité. Parce qu’ils auront oublié qu’ils sont les maîtres de la machine. Le progrès technique doit être au service de l’Homme. Pas l’inverse. Quand Francesco Griffo mit au point l’italique dans les années 1490 à Venise, son commanditaire Aldo Manuce s’empressa de publier des livres entiers composés en italique. Sauf que l’italique ne convient pas à l’œil humain plus de trois lignes. Ce fut un grand fiasco. »
Massin est mort en 2020. Que penserait-il aujourd’hui de l’introduction de l’IA dans la suite Adobe ? Je crois qu’il n’y verrait pas que du mal. Je crois qu’il adhérerait même avec enthousiasme au détourage instantané – qui était une vraie condamnation aux travaux forcés et que l’IA exécute désormais promptement. Mais je pense aussi qu’il aurait une certaine méfiance sur ce qui fait, d’une mise en page, une création faite pour l’œil humain. Les logiciels doivent rester les outils des créateurs. Jamais l’inverse.