Je n’ai pas encore vraiment compris pourquoi la réalisatrice Stéphanie Di Giusto a choisi de transposer en Bretagne l’histoire de Clémentine Delait, très tôt surnommée « la femme à barbe », histoire qui se passe pourtant entièrement dans les Vosges – entre Chaumousey, son village natal, et Thaon-les-Vosges, la cité industrielle où elle trônera, quasiment toute sa vie, derrière le zinc de son estaminet. Car l’histoire de cette femme n’est pas une histoire bretonne, mais bien une histoire d’une femme des marches de l’Est, où la guerre a joué un rôle décisif.
La vraie femme à barbe
Née le 5 mars 1865 à Chaumousey (Vosges) dans une famille d’agriculteurs, la jeune Clémentine voit se développer, dès sa puberté, une pilosité hors norme. La lèvre supérieure de sa bouche se garnit régulièrement d’un duvet qu’elle doit fréquemment raser. Depuis, la Faculté a donné à cette pathologie le nom de « hirsutisme » : « apparition chez la femme d’une pilosité dans des zones normalement glabres (visage, poitrine, etc.) ».
À vingt ans pile-poil, la fille Clattaux (c’est son patronyme de naissance) se marie avec un boulanger de Thaon-les-Vosges, Joseph Delait. Le métier de boulanger est pénible et Joseph souffre d’arthrose. Le couple se reconvertit très vite et ouvre dans la petite cité à l’industrie alors prospère un débit de boisson.
Si Thaon est prospère, alors que ce n’était jusque-là qu’un tout petit village vosgien, c’est que la guerre franco-prussienne vient d’avoir lieu. Des industriels alsaciens qui ne souhaitaient pas vivre sous l’empire allemand ont alors opté pour la nationalité française et se sont établis à Thaon-les-Vosges, qui disposait alors de terrains suffisants pour accueillir usines, cités ouvrières, mais également toutes les autres infrastructures que ces industriels alsaciens jugeaient indispensables : terrains de sport, dispensaires, centres sociaux ou encore salle de spectacles, comme l’impressionnante « Rotonde » de Thaon.
C’est dans cette cité industrielle en plein essor que Clémentine et son époux ouvre leur bistrot.
Une maîtresse-femme
Clémentine est une maîtresse-femme. Elle sait gérer les piliers de bar, les tapageurs et les clients à l’alcool mauvais. Elle excelle dans son nouveau métier. Mais il arrive un jour, en 1901 – Clémentine a alors 36 ans –, qu’un de ses clients turbulents la met au défi : « Je te file 35 louis [5.000 euros actuels], si tu ne te rases plus ! »
Que fait-elle ? Elle relève le défi et ne se rase plus. Quelques semaines plus tard, elle arbore une jolie barbe. Son mari Joseph fait changer l’enseigne de l’estaminet, qui devient « Le Café de la Femme à barbe ». Le bistrot ne désemplit pas. On vient de loin la voir et se faire servir par elle. Elle pose pour des photographes, une cinquantaine de cartes postales sont réalisées par des éditeurs : la légende de la femme à barbe est née.
Mais c’est la Grande Guerre qui va donner à Clémentine une aura particulière. Elle a 49 ans lorsqu’elle s’engage dans la Croix Rouge. Elle devient aussitôt la mascotte des Poilus.
Vosgienne un jour, Vosgienne toujours !
Barnum a vent de son succès français. Il lui propose, après guerre, des ponts d’or pour réaliser des tournées internationales. Elle refuse. Elle tient son bistrot à Thaon-les-Vosges. Elle y propose des spectacles de cabaret, dont elle est, avec sa barbe, l’unique vedette. Elle a acheté un perroquet, qui l’accompagne sur scène. Parce qu’elle se produit sur scène. Mais chez elle. Faut bien faire tourner le commerce.
Parfois, il arrive qu’elle ferme son établissement thaonnais. Mais c’est pour se rendre à Londres à l’invitation du prince de Galles ou à Vittel à l’invitation du Chah d’Iran. Notre vaillante Clémentine ne veut pas quitter les Vosges. C’est l’Europe entière qui, le plus souvent, se déplace à Thaon pour la voir, bizarre, étrange, belle, admirable.
Clémentine Delait s’éteint à Épinal le 19 avril 1939, à l’âge de 74 ans. Cinq ans plus tard, sur les ondes la BBC, un message est diffusé : « La femme à barbe va être rasée. » Les Alliés bombardent Épinal.
Clémentine, c’est ma cousine…
Je porte – vous l’avez deviné – une grande affection à Clémentine Delait. Parce qu’elle fut une femme forte, libre, indépendante. Parce qu’elle a transformé une anomalie, une étrangeté, une difformité en atout, en chance, en privilège. Combien faut-il être fort, dans sa tête et son esprit, pour assumer cela et le dépasser, au point d’en faire une force… Et puis, devrais-je l’avouer ? Pour le 80e anniversaire de mon père, j’ai réalisé l’arbre généalogique de notre famille. Cinq ans de travail, de recherches, de vérifications de sources. Et je découvre, un jour, que Clémentine Delait est une lointaine cousine. Comme Stéphane Mallarmé, dont les racines sont également thaonnaises et dont la généalogie en font un mien cousin.
Je n’aurai jamais l’orgueil assez suffisant pour revendiquer aucune parenté avec Mallarmé. Mais pour Clémentine, c’est une autre affaire. Elle nous est étrange, mais elle nous est proche. Elle est bizarre, mais elle reste une femme désirable avant tout (et la réalisatrice Stéphanie Di Giusto montre très bien tout cela dans son film). Clémentine nous vient d’un passé auquel elle appartient définitivement (la mort fige tout), mais elle témoigne d’une seule idée : « Soyons ce que nous sommes. Et soyons le pleinement. » C’est, à mon sens, ce que ma belle cousine barbue a voulu faire tout au long de sa vie.